Nous vivons présentement une tendance inquiétante à présenter le leadership comme un mélange mystérieux de charisme et de comportements motivateurs qui sont censés encourager l'engagement et la motivation chez les employés. Ainsi, le journal Les Affaires a lancé une série de chroniques sur l'urgence à développer le leadership dans les entreprises québécoises. Dans les deux premiers numéros de cette série, nous trouvons des articles sur les nouvelles « recherches » en neurologie qui sont censées nous éclairer sur la vraie nature du succès en leadership. Hors, il s'agit plutôt de « programmation neurolinguistique », sorte de pseudoscience datant des années soixante et qui présente des méthodes supposées donner au praticien un avantage dans ses communications interpersonnelles. La validité de ces méthodes « magiques » n'a jamais été établie.
La recherche sur le leadership a connu un essor remarquable depuis le début des années 90. La dernière édition du célèbre Bass Handbook of Leadership, parue en novembre 2008, fait état de milliers d'articles, de rapports de recherches et de livres publiés depuis 1990. Dans l'index de cette véritable encyclopédie du leadership, qui fait d'ailleurs plus de 1 200 pages de texte dense, on n'y fait aucune mention de programmation neurolinguistique, ni d'autres méthodes prétendument scientifiques. C'est que, pour les chercheurs et les praticiens sérieux du leadership, le secret n'est pas dans la sauce, mais bien dans la viande. Et c'est dans la viande qu'il faut chercher l'amélioration et le développement efficient de pratiques réalistes et efficaces du leadership.
Maintenant, la viande. Le leadership est constitué de trois groupes de comportements et de compétences : les comportements axés sur les tâches - que l'on dit structurants, les comportements axés sur les personnes, que l'on dit interpersonnels, et puis les comportements axés sur le changement - que l'on pourrait dire transformateurs. Vous noterez l'absence de « pensée magique ». Cependant, ces comportements n'ont pas tous la même importance dans le développement du leadership.
Imaginons une pyramide. À la base il y a les comportements structurants : planifier et organiser le travail, assigner les tâches, identifier les ressources, résoudre les problèmes, donner les priorités, établir et communiquer les normes et les procédures, établir les objectifs, etc. Au palier intermédiaire de la pyramide il y a les comportements interpersonnels : supporter et encourager, encadrer et servir de mentor, susciter l'engagement, résoudre les conflits, socialiser et reconnaître la contribution des autres, etc. Au sommet il y a les comportements transformateurs : créer un sens et une vision, encourager les nouvelles idées, stimuler la créativité, suivre l'évolution de l'environnement et proposer des nouveaux objectifs, donner l'exemple, déterminer le besoin de changement, etc.
Le problème lorsque vient le temps de développer le leadership, c'est que la plupart des gens croient qu'il suffise de mettre l'accent sur le développement de comportements interpersonnels et transformateurs. Ainsi, ils commencent par le haut de la pyramide, alors qu'ils devraient commencer par la base. Les comportements interpersonnels et transformateurs sont importants, car ils permettent de changer les règles du jeu et d'amener des solutions novatrices par la créativité et l'engagement supérieur, mais la réalité pour la plupart des leaders est la nécessité de développer les capacités de gérer sainement et de diriger avec clarté et détermination. Lorsque le leadership est construit sur une base solide de compétence technique et administrative, le chef peut alors se permettre de développer des relations interpersonnelles solides et de mettre en doute le statu quo par un leadership transformateur. Comme le dit le vieux dicton anglais : « Le monde fait un chemin pour l'homme qui sait où il va. »La compétence professionnelle et la capacité de gérer efficacement sont donc névralgiques pour le succès en leadership.
Ce n'est pas non plus pour rien que les grands penseurs en management du vingtième siècle mettaient autant l'accent sur la définition et l'acquisition de compétences pratiques en gestion et en direction. Le meilleur exemple reste toujours celui de Peter Drucker. Ce dernier a été un des premiers à parler de « l'esprit d'une organisation » pour référer à sa culture propre, et de la nécessité pour les cadres de cultiver l'engagement des employés et des cadres intermédiaires. Mais il voyait bien plus la nécessité de bien encadrer l'inspiration et la motivation par un travail structurant discipliné et une gestion efficace et efficiente.
C'est d'ailleurs pourquoi les militaires mettent le développement des compétences reliées aux tâches au coeur du développement des chefs à tous les niveaux. La philosophie du commandement et du leadership militaires met l'accent sur la compétence professionnelle et technique. C'est même le premier des principes de leadership qui sont enseignés aux jeunes officiers et sous-officiers : acquérir la compétence professionnelle et continuer de se perfectionner en tout temps. Ceci ne veut pas dire que les compétences visant à bâtir et maintenir des équipes solides et efficaces n'ont pas leur place. C'est plutôt qu'ils viennent par la suite, alors que le chef s'est bâti une solide réputation fondée sur la compétence tactique et opérationnelle et sa capacité de diriger et d'administrer de façon judicieuse.
Je ne dis pas non plus qu'il ne soit pas nécessaire de développer des compétences plus « humanistes », mais seulement qu'il faille avoir une perspective globale axée sur la réalité de la majorité des chefs au sein de nos organisations. Tous ne doivent pas nécessairement être des leaders charismatiques qui remettent continuellement le statu quo. Aucune organisation ne saurait survivre à un tel assaut continuel sur la valeur de ses institutions. Dans ceci, comme dans tout autre domaine, la modération et l'équilibre sont bénéfiques. Et surtout, il ne faut pas oublier que la soutenance provient de la viande et pas de la sauce.
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